Les révolutions arabes à l’aune de l’histoire

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An areal view taken on October 20, 2019, shows Lebanese protesters rallying in downtown Beirut on the fourth day of demonstrations against tax increases and official corruption. – Tens of thousands of Lebanese continued rallying for a fourth day despite calls for calm from politicians and dozens of arrests on Friday, insisting the demonstrations should remain peaceful and non-sectarian, and demanding a sweeping overhaul of Lebanon’s political system, citing grievances ranging from austerity measures to poor infrastructure. (Photo by – / AFP)

De l’Algérie à l’Irak, une nouvelle fois, les peuples du monde arabe se soulèvent. Quels sont les obstacles qui se dressent face à leurs aspirations ? Comment l’histoire nous éclaire-t-elle sur la situation actuelle ?

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22 novembre 2019 > 21 novembre 2019

Nous vivons la deuxième vague du mouvement de protestation et de révolte dans le monde arabe inauguré en Tunisie en décembre 2010. La première avait provoqué la chute des dictatures en Tunisie, en Égypte, en Libye et au Yémen, et conduit à l’ébranlement de celles du Bahreïn et de Syrie, sans parler des multiples contestations au Maroc ou en Algérie, en Irak ou Soudan. Puis la contre-révolution s’était déployée, notamment avec le coup d’État en Égypte du 3 juillet 2013, financé par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Un mélange de répression, d’injection d’argent frais (en provenance des pays du Golfe ou de la rente pétrolière) et de concessions plus ou moins formelles semblait confirmer la résilience de l’ordre ancien, tandis que l’épouvantail des guerres civiles agissait comme une mise en garde faite à tous les contestataires.

Pourtant, ceux qui s’illusionnaient, une fois encore et notamment en Occident, sur « la stabilité » retrouvée ont dû déchanter. Et l’année 2019 connaît une reprise du feu révolutionnaire : l’insurrection populaire au Soudan a abattu une dictature vieille de près de trente ans, celle du général Omar Al-Bachir ; une vague massive de protestations en Algérie a bloqué le cinquième mandat d’un président cacochyme et réclame la fin du « système » qui a mis le pays sous coupe réglée ; le peuple irakien s’insurge pour dénoncer un système mis en place par les États-Unis en 2003, soutenu par l’Iran et fondé sur le confessionnalisme et la corruption. Enfin, les Libanais, excédés par les mêmes maux, sont descendus dans la rue, exigeant « Qu’ils partent tous ! » ou « Tous, cela veut dire tous ! » Même les Égyptiens, pourtant quadrillés et étouffés par un dispositif répressif sans précédent dans l’histoire du pays, ont manifesté en septembre, certes en nombre limité, mais aussi bien au Caire qu’à Suez, à Alexandrie qu’à Mahallah Al-Kobra.

Un État au-dessus des citoyens

Cette deuxième vague se nourrit des mêmes carburants que la première : des pouvoirs autoritaires, installés en surplomb des citoyens, qui font que chacun peut être arrêté à tout moment — et pas seulement pour des raisons politiques —, jeté en prison, maltraité, torturé ; une situation sociale insupportable, avec un chômage de masse qui frappe en premier lieu les jeunes, et de formidables disparités qui ne cessent de se creuser. Le Proche-Orient est la région la plus inégalitaire du monde ! Plus encore qu’en 2011, les injustices sont au cœur des soulèvements.

Si ces « hirak », comme on désigne aujourd’hui tous ces mouvements, ont tiré quelques leçons du passé, s’ils refusent la militarisation malgré la violence des répressions comme en Irak ou au Soudan, s’ils rejettent aussi les tentatives de division sur une base confessionnelle, l’épouvantail des « complots de l’étranger » et comprennent que l’affrontement réel n’est pas entre supposés laïques et présumés « barbus », ils se heurtent à une difficulté majeure, un obstacle qu’ils avaient tenté de contourner en 2011-2012 : inventer un nouvel ordre économique et social.

Quand le monde arabe se transformait

Pour saisir la difficulté de la tâche, il faut remonter à la fin de la seconde guerre mondiale. Cette période a été marquée par la décolonisation, les luttes pour la souveraineté politique réelle — avec la demande de l’évacuation des bases militaires et de l’influence occidentales —, l’aspiration à la récupération des richesses naturelles et une économie nationale fondée sur un puissant secteur public et sur la réforme agraire.

Ce projet s’est concrétisé de l’Égypte à l’Irak, de l’Algérie à la Syrie. Il s’est traduit par une amélioration des conditions de vie des catégories les plus pauvres, l’extension de l’enseignement et du système de santé. Ces choix s’accompagnaient d’une politique étrangère indépendante qui se voulait non alignée. Malgré le prix payé, souvent lourd — un appareil policier omniprésent et la limitation drastique des libertés publiques —, ce programme a imprégné nombre de forces politiques dans les années 1960-1970, qu’elles soient au pouvoir ou dans l’opposition.

Mais la défaite arabe de juin 1967 face à Israël, la mort du président Gamal Abdel Nasser en 1970, celles du président algérien Houari Boumediene en 1978, comme la crise grandissante du « système socialiste » représenté par l’URSS allaient marquer un tournant. La « crise pétrolière » de 1973 a donné aux monarchies du Golfe un poids de plus en plus important.

À l’échelle internationale, la mondialisation et le triomphe du néolibéralisme ont imposé le « Consensus de Washington »1 et les plans du Fonds monétaire international (FMI) comme seul moyen pour le développement. « There is no alternative ! », proclamait Margaret Thatcher. Les plans concoctés par le FMI, avalisés par la Banque mondiale et par l’Union européenne étaient appliqués sans état d’âme.

Avec sa politique dite d’« infitah » (ouverture économique), le président Anouar El-Sadate engageait son pays dans une voie bientôt suivie par d’autres. Le secteur public était mis en sommeil, parfois purement et simplement bradé. Désormais, les élites regardaient vers Washington, trahissant « les vieilles » revendications nationalistes, comme le soutien à la Palestine. Les libertés publiques n’y ont rien gagné, car les polices gardaient la haute main sur toutes les activités politiques.

Une classe politique qui se tient les coudes

Ce modèle néolibéral fondé sur le libre-échange s’est révélé désastreux pour les peuples. Le privé n’a pas pris la relève du secteur public, investissant le fruit de ses rapines dans les paradis fiscaux. Des millions de jeunes, mieux formés, n’ont pas trouvé d’emplois de qualité chez eux et beaucoup ont émigré, souvent au péril de leur vie. Le choc boursier de 2008 a confirmé cette crise, qui ne se limite pas au monde arabe, comme on a pu le voir en Grèce ou au Chili ou encore en Iran. Tandis que le dérèglement climatique menace des zones de la région qui risquent de devenir inhabitables.

Au moment où surgit la seconde vague des révolutions arabes, les pouvoirs en place sont encore plus affaiblis. L’effondrement des prix du pétrole en 2014 les prive d’un filet de sécurité — des dons et des prêts à bas taux offerts aux particuliers, quelques mesures sociales, etc. La méfiance frappe l’ensemble de la classe dirigeante qui se tient les coudes et l’on a vu au Liban ou en Irak le consensus de ces partis qui se sont tous enrichis, au-delà de leurs différences de façade.

Une voie étroite

Une nouvelle culture politique démocratique est en train de naître, mais elle nécessite aussi des programmes économiques qui ne peuvent se résumer à « payer les dettes » et « ouvrir les marchés ». Or aucun modèle n’existe plus, sinon celui du capitalisme d’État à la chinoise, qui implique des détours inhumains comme la sous-traitance et l’exploitation sauvage de la main d’œuvre locale, et qui pourrait difficilement s’appliquer aujourd’hui, parce que la sous-traitance est moins en vogue, les marchés se ferment et l’émigration devient chaque jour plus dangereuse.

Que faire alors ? Contrairement à ce que pensent nombre de dirigeants occidentaux, il n’y a pas de retour à la stabilité possible sans changements politiques profonds. Le maintien au pouvoir des élites actuelles signifie l’extension du chaos, dont profiteront les organisations les plus radicales, que soit Al-Qaida, l’organisation de l’État islamique (OEI) ou un mouvement qui n’est pas encore né. L’autre chemin, étroit, escarpé, semé d’embûches, est cette nouvelle culture pluraliste qui émerge et un développement économique national fondé sur la satisfaction des besoins de la population, ce qui nécessite une rupture avec la logique néolibérale et un libre-échange débridé.

Et la question qui se pose, aussi bien pour la France que pour l’Union européenne, est de savoir si elles accompagneront ces choix ou s’accrocheront à des dogmes dépassés qui ne peuvent qu’étendre une instabilité dont nous paierons aussi le prix.

Alain GreshSpécialiste du Proche-Orient, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont De quoi la Palestine est-elle le nom ?

Jean-Pierre Sereni Journaliste, ancien directeur du Nouvel Économiste et ex-rédacteur en chef de l’Express.

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