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Diplomate, ambassadeur à deux reprises à Alger, Xavier Driencourt est un fin observateur de la société algérienne. De la terreur de la guerre civile dans les années 1990 aux espoirs déçus du Hirak, retour sur un pays à la dérive.
Xavier Driencourt, diplomate, a été ambassadeur de France en Algérie à deux reprises, entre 2008 et 2012, puis entre 2017 et 2020. Il est l’auteur de L’énigme algérienne paru aux éditions de l’Observatoire (2022).
Propos recueillis par Guy-Alexandre Le Roux.
Vous écrivez dans votre livre avoir retrouvé en 2017 une Algérie nouvelle, plus compliquée, lorsque vous avez présenté pour la seconde fois vos lettres de créance. Le pays fonctionnait avec un système politique opaque et vieillissant, réuni autour du clanique président Abdelaziz Bouteflika, très affaibli physiquement. En 2019, une vague populaire a voulu renverser l’ordre immobile. C’est la période du « Hirak ». Aviez-vous ressenti les évènements en amont ?
Je n’irai pas jusqu’à dire que je sentais l’imminence d’un mouvement comme le Hirak, puisque la plupart des ambassades comme la France ont été surprises. J’étais en revanche convaincu que le cinquième mandat de Bouteflika était l’élection de trop et qu’il allait se passer quelque chose. Le président algérien était alors physiquement diminué, son frère Saïd tenait les rênes du gouvernement, l’Algérie ne pouvait suivre ce modèle très longtemps. Je n’avais jamais imaginé l’ampleur du Hirak, un mouvement populaire mobilisant pacifiquement des masses tous les mardis et tous les vendredis durant plus d’un an. La disparition politique aussi rapide d’Abdelaziz Bouteflika était presque inconcevable. Le Hirak était une sorte de « révolution » qui a finalement permis à l’armée, l’Armée nationale populaire, de revenir au centre du jeu et de rester au pouvoir.
Ce qu’on appelle le « système », est vraiment la caractéristique politique du pays. Incapable de se renouveler ou de trouver une figure à mettre en avant, il a fait le choix de l’immobilisme en reconduisant Abdelaziz Bouteflika, malade, ne parlant plus, pour un cinquième mandat. Le peuple algérien l’a très mal pris. On lui avait déjà proposé ce choix en 2014 en promettant que le président allait se remettre, mais il ne s’est rien passé en cinq ans ! De cet immobilisme, de ce refus partagé d’un cinquième mandat, naquit le mouvement de révolte, le « Hirak ».
Je sentais cette lassitude dans la population. Ce sentiment me faisait penser que même dans un système politique pas franchement démocratique, la pilule ne passerait pas.
Ce « système » qui compose toute la politique algérienne et contre lequel les Algériens manifestaient est né après la guerre civile des années 1990 ?
J’irais sans doute plus loin. Le système algérien est l’héritier du mode de gouvernance des wilayas durant la guerre d’indépendance. Il en a les mêmes caractéristiques : opacité, liens personnels très forts, fidélité à la religion et au chef, un certain affairisme, équilibre régional, nationalisme, discours anti-français. Je pense que le « système » politique algérien avant 2019 et qui a réussi à se reconduire, est dans la droite ligne de la gouvernance algérienne par le FLN pendant la guerre.
Pourquoi cette incapacité du système à se renouveler ?
Pour l’instant, la même génération gouverne l’Algérie depuis 1962. Ce sont des gens qui n’ont connu que ce « système », qui ont admis le rôle essentiel de l’Armée dans le gouvernement du pays, qui ont compris l’importance de la rente pétrolière. Il est très confortable de maintenir ce dispositif.
Le « système » a bien essayé de se renouveler dans les années 1990 au moment du gouvernement de Mouloud Hamrouche ou plus tard avec Zéroual. Mais, cette ouverture a permis la montée de l’islamisme et à l’arrivée du Front islamique du salut, le tristement célèbre FIS. La seule fois où la boîte s’est ouverte du fait du multipartisme en 1988, le Front islamique du salut (FIS) a en effet remporté la mise. Le « système » est donc par la force des choses prudent. D’une certaine façon, il aurait tort de s’en priver. La France et l’Europe ne disent rien, car elles ont intérêt à la stabilité algérienne, donc il y a autour du pays un grand silence. Ce « système » est autoritaire, policier, mais sous Bouteflika, avant 2020, il y avait des espaces de liberté ; par exemple, le dessinateur Dilem n’était pas empêché de faire des caricatures assassines dans Liberté,en connaissant les limites de l’exercice. On ne pouvait pas attaquer la santé ou la famille d’Abdelaziz Bouteflika, mais telles étaient les règles du jeu. Aujourd’hui, avec la place prépondérante de l’Armée, celle-ci a verrouillé ces libertés.
Est-ce l’incapacité du « système » à se renouveler et la création d’un hermétisme entre le haut et le bas qui a poussé la masse à vouloir le changer ?
Oui c’est tout à fait ça. C’est même un conflit générationnel. Le haut est nonagénaire ou sexagénaire, et le bas regroupe de jeunes gens très connectés au reste du monde par les nouvelles technologies.
Ce conflit générationnel n’existait pas en tant que tel dans les années 1990. Les deux références qui réunissaient la génération au pouvoir avec le reste du pays sont la guerre d’Indépendance et la guerre civile. Aujourd’hui les choses ont bien changé, les approches sont différentes.
Le mouvement du Hirak voulait-il alors changer le système ou remplacer les têtes ?
C’est toute l’ambiguïté du Hirak. Les manifestants voulaient non seulement changer les hommes, mais surtout changer le système. Ils souhaitaient revenir aux fondamentaux de la révolution et de l’indépendance de 1962. On les a vu brandir les photos des révolutionnaires des années 1950, ceux qui avaient déclenché la guerre d’indépendance. Ils voulaient un retour à la pureté des idées de l’Indépendance algérienne et se débarrasser de ceux qui, à leurs yeux, avaient détourné la révolution.
L’Armée et le système, pour se protéger, n’ont retenu que l’aspect « changer les hommes » … mais pour maintenir le système ». Une fois les hommes changés, ils espéraient un retour calme dans les foyers d’une population satisfaite de ce changement d’hommes. Les manifestants n’ont pas été dupes, bien sûr, ils se sont sentis floués. Le covid est arrivé pour confiner les exaspérations et le Hirak s’est finalement arrêté là. Les gens sont bien ressortis en 2021, mais l’Armée est intervenue.
Finalement, le grand mouvement populaire du Hirak n’a pas vraiment changé les choses. Les Algériens sont rentrés chez eux déçus, le système s’est renforcé avec l’Armée. Pensez-vous qu’une nouvelle révolution de ce type pourrait éclore ?
Je n’en suis pas certain. Je pense que le Hirak est vraiment terminé, l’Armée est aujourd’hui beaucoup plus forte. Elle a eu très peur, car elle a senti le vent du boulet qui n’est pas passé bien loin. D’ailleurs, le « système » a vraiment hésité au début du Hirak, ne sachant comment agir. Les responsables du système ont vraiment cru finir comme Saddam Hussein ou Khadafi. Ils sont aujourd’hui dans une posture qui comporte une mise en garde permanente à l’adresse de la population algérienne.
Il faut cependant rester vigilant, car il y a toujours de grandes frustrations et le feu couve toujours, comme lors de la finale de la coupe de football d’Afrique durant laquelle le célèbre chant « Casa del Mouradia », le chant du Hirak a retenti, chanté par 50 000 personnes. Cet épisode est un avertissement. Mais, l’exaspération ne tournera pas en guerre civile, car le pays reste traumatisé par les années noires (années 1990) qui a provoqué la mort de 250 000 personnes.
La question des visas est très révélatrice de la situation algérienne. Quand l’Algérie va mal, le nombre de demandes de visas augmente. Lorsque le climat politique et social est calme, elles diminuent. A-t-on remarqué une diminution des demandes de visas au moment du Hirak, concrétisant un véritable espoir populaire ?
Il y a effectivement eu une diminution des demandes, car le Hirak était vraiment porteur d’espoir. Les Algériens n’allaient pas partir au moment où s’ouvrait une fenêtre pour un renouveau. Aujourd’hui, ils quittent en nombre le pays et les demandes de visas vers la France, l’Europe, le Canada se multiplient.
Nombre d’Algériens aujourd’hui regrettent l’époque Bouteflika tant le pouvoir de l’Armée est pesant. Sous Bouteflika, encore une fois, existaient des espaces de liberté qui aujourd’hui disparaissent.
Comment avez-vous ressenti les évènements lorsque vous étiez ambassadeur ? Vous étiez pris entre le marteau et l’enclume, avec une France qui prenait la vague position du « ni ingérence, ni indifférence »…
La France comme toujours a été instrumentalisée. Le gouvernement, à travers des messages subtils dans la presse, nous soupçonnait et nous accusait de prendre parti pour le Hirak. La rue, quant à elle, nous accusait du contraire. « Ni ingérence, ni indifférence » qui était le dogme français était une position un peu simpliste. Si la France ne disait rien, les manifestants nous accusaient de défendre le pouvoir, et si nous nous exprimions sur la question, le système nous attaquait, car nous soutenions « forcément » la révolution !
Dire les choses après coup est un peu facile. Rétrospectivement, la France s’est demandé ce qu’elle voulait. Elle avait deux possibilités, deux branches à l’alternative : privilégier la stabilité à 800km de Marseille, et dans ce cas, nous avons fait le bon choix en ne prenant position ni pour l’un ni pour l’autre, ou bien, privilégier l’occasion pour faciliter une transition politique, d’un pays réconcilié après le Hirak. Mais, c’était faire le pari que le Hirak allait gagner. Le souvenir des révolutions en Tunisie ou en Égypte, de l’action de la France avec la Libye, n’était pas rassurant et ne poussait évidemment pas en ce sens… En France, 10% de la population a un lien avec l’Algérie. Le pari est très difficile à faire lorsque les évènements ont un immense impact sur la politique intérieure. Avec l’Algérie, c’est comme au Mikado, le moindre mouvement peut tout faire écrouler.
J’ai fait évidemment mienne la position neutre de la France lorsque j’étais ambassadeur, car c’est mon rôle. Aujourd’hui, en voyant l’évolution de l’Algérie et les menaces à terme pour la France, en comprenant à quel point les Algériens ont espéré une meilleure gouvernance, je me dis que peut-être ils attendaient un autre message de la part de la France. Nombreux sont les Algériens à s’interroger sur leur avenir. Pour nous, c’est évidemment un vrai problème.
Le grand enjeu de l’Algérie, ce qui fait toute sa complexité, est l’enchevêtrement de la politique étrangère et de la politique intérieure. Toute décision de Paris, tout évènement algérien, a des répercussions immédiates en France. Les vrais intérêts français en Algérie sont aussi en France. Le Hirak, s’il est un évènement essentiel pour l’Algérie, en est un également pour la France.