La mystérieuse fuite des dourous et des scrupules

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Abdelhamid Charif
Professeur en Génie Civil
 
Quelqu’un doit bien avoir déjà asséné que la vigilance logique garde un œil ouvert sur les scrupules. D’un éveil et d’un qui-vive si distingués, cet œil-là est plus alerte que tout le reste.
Si cette sentinelle avancée venait à manquer ou à être suspendue ou répudiée, elle ne pourrait jamais être dignement suppléée par un quelconque statut ou décor cérémonial, ni couronne, ni casquette, ni trois-pièces, ni barbichette.
Et justement en parlant de bon sens et de rationalité, il est temps de reconnaitre que si un indélicat qui s’essaie à un œuf, peut sauter à un bœuf, il n’y a alors aucune raison de ne pas louer les mérites de celui qui peut élucider l’énigmatique disparition d’un dinar, voire d’un centime. Qui sauve un dourou, ne peut-il pas sauver un million d’euros ? Exerçons-nous donc à secourir une pauvre pièce de cinq centimes !
A la recherche du dourou perdu
« Ecoute Hamid, laisse tomber s’il te plait, un dourou de perdu, ce n’est pas grave ! »
Telle est la réponse que j’affectionne le plus, de par la spontanéité et la gentillesse de son auteur qui n’est plus de ce monde, parmi les nombreuses, et souvent vaines, tentatives de résolution d’un des exercices de logique, que nous adorions partager entre amis, durant notre jeunesse. Ces puzzles et défis instructifs étaient populaires durant les années 60 et 70, dans les rares lycées du pays et ses rarissimes facultés.
J’ignore si l’énigme en question a gardé son charme intrigant et continue de susciter de l’intérêt, auquel cas elle doit avoir des versions récentes adaptées aux nouvelles monnaies. Dans sa forme classique, que reconnaitront certains seniors, le puzzle consiste à tester la vigilance logique et élucider la mystérieuse disparition d’un dourou. Un dourou, ce n’est qu’une pièce de cinq centimes, le vingtième d’un dinar. Mais il s’agit quand même de l’unité de l’époque ! Négliger ou mépriser une unité ou un œuf, ce n’est pas seulement risquer une vache ou un bœuf ; car c’est souvent dans l’insouciance et l’indifférence que s’ébauche et s’épanouit l’indélicatesse, avant de finir par prendre des proportions d’impunité, regrettable en toute impuissance.
Revenons à notre titillant casse-tête. C’est l’histoire de trois collègues qui se rafraichissent dans un café, en partageant une grande et délicieuse bouteille Sélecto, coûtant 25 dourous. Les bons comptes confortant les amitiés, et scellant les alliances et complicités, les trois acolytes sortent chacun une pièce de 10 dourous (50 centimes ou 0,5 DA), soit un total de 30 dourous. C’est sans doute pour éviter toute diversion inutile et les erreurs non ciblées que le total de 30 dourous fait partie des données ; d’autant plus que le calcul mental numérique était indisponible à l’époque. C’est juste une parenthèse. Continuons. Pour les cinq unités restantes (30-25=5), le serveur rend un dourou à chacun des trois partenaires et garde les deux autres pour lui, avec leur accord bien sûr. On peut se demander si ce veinard de serveur a été gracieusement récompensé pour la qualité de ses prestations, ou qu’il a seulement été bien servi par cette scrupuleuse règle des bons comptes, couplée aux lois de l’indivisibilité. Fermons cette nième parenthèse. Nos trois actionnaires ont donc finalement versé neuf dourous chacun. On est bien d’accord, n’est-ce pas ? On peut maintenant récapituler : Trois fois neuf, cela fait vingt-sept. Et en ajoutant les deux dourous du serveur, on obtient vingt-neuf !? Zut alors ! Mais que se passe-t-il ? Où est donc passé le dourou manquant ? Vite, un médecin ou un raki !
Que ceux qui connaissent la solution, ou l’interceptent rapidement, veuillent bien résister quelque temps à l’empressement intérieur et aux pressions extérieures. Et que les autres se rassurent, leur chéri de petit dourou est sain et sauf, même si la durée de sa fugue peut se prolonger un peu.
Un nouveau dourou pour les nouveaux Algériens
Si au début des années 70 déjà, le cher et regretté Ali m’invitait gentiment à laisser tomber ce négligeable dourou avec ses miettes de cinq menus centimes, je me demande ce qu’il aurait bien pu me dire maintenant, s’il était encore en vie, et en s’apercevant que je suis resté, pendant toutes ces longues années, coincé à ce foutu dourou ?
Aujourd’hui, la plupart des Algériens n’ont probablement jamais entendu parler des dourous, et ont sans doute plein de raisons de préférer d’autres divertissements aux puzzles démodés, surtout quand il s’agit de longs et épineux casse-têtes, avec comme seul enjeu, une minable fraction d’un dinar, lui-même largement laissé à la traîne.
Chez moi, chaque fois que mes enfants sortent victorieux d’une bataille intergalactique, stratégiquement menée via manettes, consoles et autres supports électroniques, je les entends parler pendant de longues minutes, d’années lumières, de butins se chiffrant en giga-billions de trillions, et d’un tas d’autres étranges méga-unités. Aussi, dans le cadre de l’effort intergénérationnel que la vieillesse est sommée de fournir pour comprendre la jeunesse, j’ai convenu du deal suivant avec ma progéniture. Je m’engage à risquer, à mon âge, un saut périlleux vers les méga et téra-unités, mais à condition qu’à chaque surchauffe du PlayStation, ils me donnent un coup de main pour résoudre un terrible puzzle impliquant d’impressionnants méga-dourous, et me causant de persistantes insomnies.
Le nouveau dourou est en fait ancien et bien vacciné, il a été imaginé par un illustre mathématicien Algérien, qui a vainement tenté d’inculquer son savoir à un certain Kateb Yacine. Mais pour une fois, l’idée de cet impénétrable individu est claire. Pour ajuster l’ordre de grandeur, et épargner le sensible réflexe de négligence, le dourou préhistorique est tout simplement dopé, en greffant une poignée de zéros à sa droite. Qu’il est simple et beau le super-dourou, et comme il est fort ! Mais qui a donc scribouillé ces signes et symboles étranges, en guise de griffe ou signature ?
C’est signé Mohand Saïd Aoudjhane
Ne dit-on pas qu’en présence d’eau, les ablutions par toucher de pierres (Tayammum) deviennent caduques. Dans le cas présent, l’eau ne coule pas en surface, mais on peut clairement entendre son ruissellement limpide à quelques centimètres de profondeur. C’est ainsi que je dois céder respectueusement l’antenne à la voix d’outre-tombe, du grand maître, feu Aoudjhane. Je dois quand même, avant de m’effacer, vous prévenir d’être, si possible, plus que vigilants, et de faire attention à sa sévérité légendaire ainsi que ses surprises traumatisantes, dignement rapportées par notre cher ainé, le professeur Chitour de Polytechnique (1) :
Bonjour. On est bien frais ce matin ? Humm, je préfère m’en assurer. Prenez donc une feuille blanche !
Soit un nouveau et puissant dourou D, l’équivalent d’un milliard de dollars. Soit un ensemble A représentant un pays de quarante millions de patriotes, d’ambition et d’avidité égales. Et soit, dans l’ensemble A, un vecteur citoyen tridimensionnel V, de coordonnées alpha, béta, et lambda.
Si à chaque fois que le vecteur V envoie ses trois composantes citoyennes alpha, béta, et lambda, négocier autour d’une Hamoud Boualem, le pays A perd un super-dourou D, symbolisé également par un conteneur de chkaras, alors quel est le nombre de convois traversant les frontières chaque année ?
Puisse Le Bon Dieu avoir pitié du grand professeur Aoudjhane et de tous ses semblables !
Désolé pour ceux qui, sans se sentir morveux, trouvent cette forme de patriotisme étrange, stupide, ridicule, inutile, arrogante, sarcastique, sinon carrément antipatriotique, ou tout simplement de mauvais goût. Au lieu de se sentir visées, les jeunes générations doivent plutôt se tenir en plaignants accusateurs. Une critique symptomatique qui les concerne, ne les disculpe pas, mais elle accable davantage leurs ainés, les parents en tête du groupe des poursuivants, traînant loin derrière l’immense responsabilité des décideurs.
Indices d’Aoudjhane pour les néanmoins sérieux élèves
En fait pour l’exercice d’introduction et de compensation, franchement abordable, il s’agit d’un petit indice de l’auteur, glissé dans l’énoncé. Il n’est pas très révélateur, mais en faisant attention aux commentaires superflus et aux parenthèses de bavard, que je me défends d’être, une inspiration pourrait se déclencher.
Quant au casse-tête du super-dourou d’Aoudjhane, je vous le dis tout de suite, ne comptez pas sur moi ! J’ai déjà rendu armes et munitions. Si vous voulez un conseil, faites comme moi. Jouez la compensation ! Et pour ceux qui s’obstinent, un rappel des antécédents, et super-indices, d’Aoudjhane pourrait peut-être les inviter à revoir leur position (1). Enseignant des mathématiques dans le lycée de Blida pendant cette cruciale et sanglante année 1961-1962, période OAS entre autres, l’intrépide Aoudjhane a vécu une trouille bleue toute l’année. Un de ses nobles colons d’élèves aimait particulièrement faire le vide autour de lui pour favoriser l’inculcation. Chaque matin, il brandissait son brillant joyau de pistolet, et tout en caressant son joujou d’arme à feu, il s’amusait du spectacle offert par les symboles grecs d’un indigène. Le pauvre élève n’avait aucune intention de faire du mal, mais dut regretter amèrement d’être venu désarmé à son oral du Bac, pour se retrouver face-à-face avec un matheux de fellaga, qui s’avéra être un poseur de bombes en guise d’équations, et dont chaque inconnue cachait une grenade. Je vous laisse juger : « Mon cher élève, je ne vais pas vous retenir bien longtemps, je vous ai réservé un problème dont seuls Le Bon Dieu et moi-même connaissons la solution ! ». Mais qui a donc osé dire qu’Aoudjhane n’est pas un moudjahid ?
Et pour revenir au puzzle, un pas, hélas trop évident et trop facile à franchir, c’est de suspecter que, très déçu par ses compatriotes, et avant de les quitter à jamais, Aoudjhane a peut-être décidé de leur fourrer un os coriace et définitif dans le crâne. Et maintenant, c’est clair, il ne reste plus que Le Bon Dieu pour le résorber.
La compétence, rigueur, et sévérité, légendaires du regretté professeur Aoudjhane, resteront sans doute, des sources d’inspiration pour de nombreuses générations. Du moins je l’espère.
Bon sens et scrupules contrariés, interactions et effet boule de neige
Revenant, le plus sérieusement du monde, à ce parent pauvre qu’est la culture du bon sens et de la rationalité, les menues carences et les épines subtiles en logique, il n’y a pas de plus normal, ou de plus humain. Mais même si elles demeurent individuellement bénignes, épargnant notamment la poche et la tirelire, elles peuvent, si elles sont propulsées dans une sphère professionnelle excédant leur rayon inoffensif, virer socialement très malignes. Ces défaillances se transforment alors en d’inquiétants trous de vigilance, et surtout en de dangereux déficits en scrupules, ignoblement investis alors par la ruse de substitution, pour conforter et masquer l’incompétence induite et son auxiliaire d’indélicatesse.
Et une fois ses conditions d’engrenage réunies à un niveau critique, cette interaction, forte et naturelle, entre l’irrationalité et le manque de scrupules, s’affermit et peut s’emballer et passer à des paliers non anticipés, les appels à la mesure et la décence devenant alors inaudibles, sinon la risée sarcastique des plaignants avant même celle des coupables. Telles des boules de feu avec effets de boules de neige, certains délits obstinés contre le bon sens, ont balayé scrupules et richesses, avant de finir par ruiner des nations ou tracer la voie à des crimes de masse.
 
Référence :
(1) http://www.lexpressiondz.com/chroniques/analyses_du_professeur_chitour/41243-Un-g%C3%A9ant-tire-sa-r%C3%A9v%C3%A9rence.html

2 Commentaires

  1. Bravo et merci aux amis du LQA d’avoir retrouvé ce cher dourou porté disparu.
    Et quel plaisir de voir la photo de cette emblématique pièce de monnaie.
    Ayant retrouvé le dourou en chair et en os, on peut assumer qu’ils l’ont d’abord repéré par cheminement logique.
    Des amis m’ont sollicité directement pour élucider cette mystérieuse fuite. Je sens comme un devoir de partager l’explication avec les lecteurs de LQA.
    En général quand on prend connaissance de la solution, on est un peu déçu par sa simplicité, jugeant que ce mystère mérite une complexité plus respectable. La solution ne peut pas en fait être sophistiquée puisqu’on manipule des nombres entiers simples. Il suffit juste d’identifier le piège illogique.
    Echouer devant ce puzzle est normal, pour ne pas dire que c’est presque la norme. De brillants intellectuels s’y sont cassé les dents.
    Voici la solution détaillée :
    Si les trois amis avaient tous de la monnaie en dourous, ils auraient pu payer directement le prix de 25 dourous de la bouteille. Dans ce cas les trois amis ne donneraient pas le même montant. Par exemple, l’un des trois pourrait payer 9 et les deux autres 8 dourous chacun. Déçu, le serveur repartirait alors bredouille.
    Une deuxième possibilité, c’est qu’ils versent directement 27 dourous (9 chacun), soit par générosité envers le serveur, ou bien pour des considérations de bons comptes. Dans tous les cas, le serveur sera content d’empocher 2 dourous.
    La troisième possibilité, présentée dans l’article (et qu’on peut relire) est en fait absolument équivalente à la précédente. Ils ont versé une pièce de 10 dourous chacun avant de récupérer un dourou. Ils ont donc versé 9 dourous chacun pour un total effectif de 27 dourous.
    Le total de 30 dourous des trois pièces, délibérément rabâché dans le récit, agit comme une terrible diversion et piège drôlement. Et trop facilement, force est de constater !
    Les diverses formes de vérification qu’on doit effectuer sont donc simplement :
    27 = 25 + 2 25 = 27 – 2 2 = 27 – 25
    Et si on tient à ce total initial de 30 dourous :
    30 = 25 (bouteille) + 3 (rendus) + 2 (serveur)
    Faire (27 + 2) pour espérer retrouver 30 est insensé ! Et pourtant quand cette opération est suggérée par le narrateur ou l’auteur, c’est pratiquement tout le monde qui plonge, et beaucoup restent coincés dans cette direction.
    Super divertissement et bon exercice. Pertinent rappel de la faiblesse humaine.

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