Par Khaled Satour
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Sur les journaux en ligne et les réseaux sociaux, beaucoup d’Algériens se sont réjouis de l’attribution à l’écrivain Boualem Sansal du prix Constantinople 2023 qu’il partage avec une journaliste, Delphine Minui.
Ce prix est curieusement qualifié de façon unanime de « prestigieux » et il est souvent précisé qu’il s’agit pour l’écrivain d’« une reconnaissance qui couronne sa carrière littéraire ». Ce sont là des superlatifs qui surprennent quand on considère qu’il n’est attribué que pour la 2e année et qu’il est l’invention d’un certain Metin Arditi que Wikipédia présente comme « un écrivain suisse francophone d’origine turque séfarade ».
Homme d’influence à n’en pas douter, créateur d’au moins deux fondations qui portent son nom, cet Arditi ne peut cependant communiquer aux lauréats de son prix que le prestige étroit et sectaire tiré de ses tropismes personnels qui se résument dans une interculturalité trouble nourrie à un pacifisme du fait accompli qui s’apparente à la vieille tradition européenne de la pacification.
C’est la raison pour laquelle son prix littéraire distingue les auteurs « œuvrant à l’apaisement dans un contexte conflictuel », contribuant « à rapprocher les rives de la Méditerranée » et en un mot « à jeter un pont entre l’Orient et l’Occident » ou, plus spécifiquement, comme il est souvent mentionné, « à jeter un pont entre les deux rives du Bosphore ».
Ce n’est donc pas un hasard si le premier prix Constantinople avait récompensé en 2022 l’Israélien Elie Barnabi et le Palestinien Elias Sanbar, c’est-à-dire deux acteurs de la diplomatie illusoire qui a conduit aux accords d’Oslo dont il ne demeure aujourd’hui qu’une Autorité palestinienne somnolente à Ramallah, dépassée par la nouvelle résistance des jeunes de Jenine, de Naplouse et d’ailleurs qui l’incommode et nuit à ses marchandages avec les autorités d’occupation israéliennes. Ce fut donc l’an dernier la récompense à contretemps d’un processus naufragé dont il ne subsiste que la nostalgie qu’expriment les deux lauréats à chaque fois que l’occasion leur est donnée de le faire, séparément ou en se tenant par la main.
En cette année 2023, le prix Constantinople exhale les mêmes relents de compromission diffusés par la même abstraction du monde réel, puisqu’il ignore le délire criminel qu’Israël déchaîne dans les territoires palestiniens. Il est attribué à Sansal, l’ami du CRIF, dont on prétend ainsi faire le symbole de la normalisation avec Israël comme si l’écrivain algérien, en dehors d’y perdre son âme, pouvait y faire l’apport de la moindre influence.
La composition du jury qui a attribué le prix indique sans ambiguïté que c’est cette intention qui a primé : on y trouve Jean-Paul Enthoven, le néo-conservateur islamophobe, Haïm Korsia, le grand rabbin de France qui milite activement pour la judaïsation de Jérusalem-Est, Jean-René Van der Plaetsen, directeur délégué du journal Le Figaro, mais aussi Rachel Khan, infatigable pourfendeuse des idées décoloniales et des minorités racisées françaises.
C’est de ces ressources-là que Boualem Sansal et sa co-lauréate, elle-même journaliste au Figaro spécialisée dans la critique virulente des seules dictatures iranienne et turque, sont voués à tirer le prestige que leur confère ce prix.
A quoi il faut cependant ajouter le lustre suranné qu’ils pourraient tous les deux tirer de cette curieuse manie qu’a l’Occident de vouloir jeter des ponts entre les cultures et les peuples dans la continuité indémodable de l’entreprise colonialiste européenne du 19e siècle qui pacifiait elle aussi en construisant, au propre et au figuré, les ouvrages les plus divers de la « civilisation ».
Les massacres perpétrés aux quatre coins du monde étaient alors réputés n’être que les fondations d’une paix qui se matérialisait dans toutes sortes d’infrastructures matérielles et immatérielles.
Le général Bugeaud affirmait ainsi à propos de l’Algérie : « l’armée, devenue plus libre par la soumission des Arabes, fera donc des routes, des chemins et des ponts dans toutes les directions ». A la même époque, le fameux explorateur britannique Stanley voulait civiliser l’Afrique en la couvrant « de chemins de fer dans tous les sens ». Rudyard Kipling célébrait les « bâtisseurs de ponts » en Inde qui, en permettant de franchir les rivières, unissaient l’Orient et l’Occident. Le roi des Belges Léopold II voyait dans le chemin de fer le moyen d’éliminer les cataractes du Congo aussi sûrement que ses armées liquidaient simultanément les coutumes barbares qui persistaient sur les rives du fleuve.
On voit ainsi comment le prix Constantinople, comme son nom l’indique, convie au plus régressif des voyages dans l’histoire. La communication qui l’accompagne affirme qu’il récompense Sansal pour « ses positions audacieuses ». L’audace d’être dans le camp des héritiers de ces « hommes de paix » qui ont dévasté trois continents ?